Ce que la pensée ne peut pas faire seule
Beaucoup de personnes comprennent très bien ce qu’elles vivent, mais font l’expérience que cette compréhension ne suffit plus à transformer leur rapport à la vie. Je veux explorer ici ce qui, en chacun, résiste au sens, et réfléchir quant au lieu réel où le changement peut alors réellement se produire.
Publié le 22 décembre 2025
Comprendre ne suffit pas toujours à changer
Il existe aujourd’hui un paradoxe : jamais nous n’avons autant compris ce que nous vivons grâce aux différents outils issus de la psychothérapie et du développement personnel, mais de plus en plus de personnes ont le sentiment que cette compréhension ne suffit plus à transformer leur rapport à la vie.
Ce paradoxe ne relève pas d’un échec individuel. Il signale plutôt une limite culturelle plus profonde : celle d’un modèle de transformation fondé presque exclusivement sur l’élucidation mentale.
Comprendre, analyser, mettre des mots est devenu un passage presque obligatoire. Et pourtant, pour beaucoup, quelque chose reste immobile, comme si la compréhension produisait une clarté réelle, sans produire pour autant le changement tant attendu.
La situation ressemble alors à celle d’une carte très précise que l’on posséderait sans jamais parcourir le territoire. La carte est juste, détaillée, utile. Mais elle ne fait pas éprouver les distances, les obstacles, la fatigue du chemin. La transformation ne se fait pas sur la carte. Elle se fait dans l’expérience.
Ce constat ne disqualifie pas la pensée. Il invite à déplacer la question : où la transformation a-t-elle réellement lieu ?
Ce que l’on vit précède ce que l’on comprend
C’est précisément ce déplacement que propose le philosophe Claude Romano dans un entretien publié dans Philosophie Magazine en septembre 2025 . En s’appuyant sur une critique du transhumanisme et de certaines promesses de l’intelligence artificielle, il met au jour une confusion plus générale : celle qui consiste à croire que le réel se laisse d’abord saisir par l’esprit.
Romano rappelle que « la connaissance commence par la perception ». Autrement dit, le monde ne nous arrive pas d’abord comme une idée, mais comme une expérience qui nous atteint. Quelque chose se passe avant que nous ayons le temps de le penser.
La douleur fournit une image simple de cette priorité. Lorsque l’on se cogne violemment le coude, la sensation surgit immédiatement. L’explication vient ensuite. Comprendre pourquoi cela fait mal ne fait pas disparaître la douleur. Le corps a déjà réagi.
Si l’on prend cette idée au sérieux, une conséquence s’impose : comprendre une expérience ne signifie pas nécessairement que cette expérience ait été intégrée. Le sens peut se construire pendant que le corps, lui, reste figé dans un état antérieur. Cette dissociation est fréquente, mais rarement reconnue comme telle.
Le corps n’est pas un outil, mais une condition
À ce stade, une clarification est nécessaire. Il ne s’agit pas d’opposer le corps et l’esprit, ni de rejeter la parole ou la réflexion. Il s’agit de reconnaître que toutes les transformations ne se produisent pas au même niveau, ni selon la même logique.
C’est ici que Romano introduit un second déplacement décisif. Il affirme la nécessité de « renouer avec notre condition corporelle ». Cette formule ne renvoie ni à une exaltation du biologique, ni à une valorisation naïve des sensations. Elle rappelle que le corps n’est pas un objet que nous utilisons, mais la condition même de notre présence au monde.
Le corps ressemble alors moins à un moteur qu’à une boussole. Un moteur sert à produire un mouvement. Une boussole n’avance pas à notre place, mais elle indique une direction. Elle ne promet pas un résultat ; elle oriente. De la même manière, le corps ne sert pas à “aller mieux” à volonté. Il indique une justesse possible, parfois en signalant ce qui résiste.
C’est précisément ce point qui explique pourquoi certaines démarches en thérapie, même quand elles utilisent le corps, échouent lorsqu’elles traitent le corps comme un outil. Dès lors qu’on lui demande de coopérer, de se détendre ou de produire un effet, on l’inscrit dans une logique de maîtrise qui laisse peu de place à ce qui ne se laisse pas forcer.
Quand la thérapie cesse de vouloir maîtriser
Or le réel, insiste Romano, est ce qui résiste. Il écrit que « l’esprit est une capacité à entrer en rapport avec une réalité qui nous environne et nous dépasse ». Cette phrase marque une limite claire à l’illusion de contrôle. Tout ne dépend pas de notre volonté. Certaines dimensions de l’expérience ne se laissent pas résoudre par une meilleure compréhension.
La cicatrice en est une image parlante. On peut connaître précisément l’événement qui l’a produite. On peut en accepter l’histoire. Pourtant, la trace demeure dans le corps. Elle n’est pas un problème à résoudre, mais une réalité à intégrer.
À partir de là, la situation thérapeutique change de nature. Si tout ne peut pas être maîtrisé, alors la thérapie ne peut pas être uniquement un lieu de résolution. Elle devient un lieu de contact avec ce qui est là, même lorsque cela ne se transforme pas immédiatement.
La thérapie ressemble alors moins à un atelier de réparation qu’à un port. Un port ne répare pas le bateau. Il permet l’arrêt. Et sans arrêt, aucune réparation n’est possible. Accueillir, ralentir, créer un espace où quelque chose peut enfin se poser devient déjà une transformation en soi.
Pourquoi le corps devient le lieu du changement
Dans ce cadre, le corps n’est plus un objet de travail, mais un lieu de passage. Il porte les traces d’un choc, d’une rupture, d’une perte, bien avant que ces événements ne puissent être racontés. Même lorsque tout semble reconstruit en surface, le sol, lui, peut avoir changé.
Après un séisme, les bâtiments peuvent être rebâtis rapidement. Mais le sol garde des failles invisibles. Construire durablement suppose d’en tenir compte. De la même manière, certaines expériences laissent une empreinte corporelle que la compréhension seule ne suffit pas à déplacer.
C’est ici que la somatothérapie trouve sa légitimité. Non comme une méthode miracle, ni comme une alternative idéologique, mais comme une conséquence logique de ce déplacement. Si la transformation ne se joue pas uniquement dans le discours, alors il devient cohérent de proposer un cadre thérapeutique où le corps est reconnu comme un acteur à part entière du processus.
Cela ne signifie pas que le corps saurait mieux que l’esprit. Cela signifie qu’il sait autrement. Il indique ce qui n’a pas encore été intégré, ce qui demande du temps, ce qui ne peut pas être immédiatement traduit en mots. La somatothérapie offre un espace où le réel peut à nouveau être rencontré, sans être aussitôt corrigé ou dépassé.
Ainsi comprise, elle ne s’oppose ni à la parole ni à la réflexion. Elle intervient lorsque celles-ci ont déjà fait leur travail mais que quelque chose demeure immobile ou en amont du travail par la parole. Elle ne remplace pas la compréhension ; elle lui donne un lieu où prendre corps.
La légitimité de la somatothérapie repose alors sur une cohérence simple : toute transformation durable suppose un lieu. Et ce lieu n’est pas seulement mental. Lorsque le corps devient le lieu de la thérapie, ce n’est pas parce qu’il apporterait une solution, mais parce qu’il est déjà là, comme condition silencieuse de toute expérience possible.
Si le chemin de la somatothérapie vous appelle, les rendez-vous pour un appel offert ou une séance sont ici.