Donner du sens à son travail : 2 pistes pratiques

Entre le burn-out et le bore-out, l’absentéisme et le présentéisme, le milieu du travail semble être un terreau de souffrance potentielle sans fin. Une logique de productivité sans borne presse les employés à en faire toujours plus, toujours plus vite en exigeant aussi un toujours mieux. Au risque de l’usure.

Publié le 17 mai 2017


Alors évidemment, il est dans la nature même de tout travail, de toute activité, de la vie même, d’user : le travail prend du temps, nécessite de notre énergie. Le corps se fatigue, mais l’esprit aussi.

Au-delà des revendications sur la pénibilité physique du travail, on pourrait ajouter la pénibilité psychologique, celle qui ne va pas tant jouer sur l’espérance de vie que la qualité de vie. Il y a des métiers qui sont pour ainsi dire objectivement épuisants pour les nerfs : enseignants en fonction des âges des élèves et des milieux, forces de l’ordre, professions de santé… Mais il est un facteur de pénibilité psychologique fondamental : l’absence de sens.

Pour Victor Frankl (1905-1997), psychiatre iconoclaste, la névrose majeure de notre temps n’est pas liée à la libido freudienne ni à la volonté de puissance adlérienne, mais au déficit de sens dans nos vies qui conduit au sentiment de vide existentiel. La recherche de sens est la recherche fondamentale de l’être humain. Il ne s’agit pas tant de découvrir du sens que d’en mettre volontairement.

Métiers avec ou sans sens

Or, force est de constater qu’on peut classer les métiers selon 2 critères : certains ont l’air d’offrir immédiatement du sens, d’autres non. Certains donnent l’impression d’être nécessaires à la société humaine : ils sont liés à la naissance, à la santé, à l’éducation… c’est-à-dire directement à notre condition humaine. D’autres ont un intérêt qui apparaît de manière moins directe : ces « métiers à la con » que fuient de plus en plus de jeunes. Ainsi, pompier vous donnera le sentiment d’être plus utile, plus nécessaire que si vous n’êtes que le maillon dans une chaîne de production consistant à vendre des gadgets futiles et nocifs pour l’environnement.

Le sens du travail est lié à une caractéristique intrinsèque de ce dernier : fournir un effort qui profite à d’autres personnes, le leur évitant ainsi. Par exemple, rien ne vous empêche physiquement de faire votre propre potager pour vous nourrir. Mais le travail de l’agriculteur vous libère de ce temps et vous permet à votre tour de fournir un service utile aux autres.

Le problème ne tient pas complètement à une essence de chaque métier : un métier dans un domaine de première importance peut être vide de sens pour vous, par exemple si vous êtes mis au placard. Mais c’est l’autre situation qui m’intéresse plus : comment un travail, apparemment inintéressant, peut-il devenir une source de sens ?

Servir autrui : la clé du sens au travail

La réponse tient à ce qui me semble être l’essence même du travail : fournir un service. Travailler rend service aux autres. Ce service peut être plus ou moins nécessaire. Un travail peut combler des besoins vitaux ou alors de simples désirs.

Or, les clients-consommateurs se voient le plus souvent vendre du rêve, mais un rêve déceptif calibré pour susciter une frustration telle qu’il se tourne vers de nouveaux achats, comme l’a analysé Zygmunt Bauman dans S’acheter une vie. La satisfaction du désir entraînerait la fin de la consommation.

Est-ce à dire que ces métiers liés à la production de biens de consommation ne peuvent être satisfaisants pour ceux qui les pratiquent, puisqu’ils entretiennent des frustrations et ne répondent pas à des besoins fondamentaux de l’être humain ? Non, il est possible de les réorienter.

En effet, quelle que soit l’activité qu’on exerce, il y a un besoin que l’on peut toujours fournir à l’autre, qui est un besoin psychiquement vital : celui du lien. S’il y a bien un besoin qui ne peut être fourni que par l’autre, c’est celui-là, par essence, puisque pour être en lien il faut être deux, ce que je ne peux pas en étant seul.

Inverser la logique marchande

Aussi, il est possible d’inverser l’idée habituelle que l’on se fait du relationnel et du service client. Il ne s’agit plus alors de les améliorer pour améliorer son chiffre d’affaires. Être agréable avec ses fournisseurs et ses clients n’est pas qu’un levier de croissance, ni qu’une stratégie pour vendre plus et mieux. On peut décider de les voir comme le cœur de son travail. C’est alors parce qu’ils répondent, eux, à des besoins profonds, qu’ils permettent souvent de vendre mieux.

Mais la question de la vente n’a ici, dans le fond, pas sa place. Elle est même dérisoire par rapport aux bénéfices non comptables d’une telle attitude : sentiment d’appartenance (avez-vous remarqué comment, dans les jours qui ont suivi les attentats en France, les gens, quand ils se croisaient dans la rue, croisaient aussi plus leur regard ?), expérience de bienveillance offerte aux autres, espace de pacification… On augmente ainsi les liens faibles qui soudent aussi une société.

Dans le fond, notre besoin de lien est perceptible dans la plupart de nos actes de consommation. Si on va dans un café, ce n’est pas que pour boire un café qui nous revient 10 fois plus cher que si on le faisait soi-même, c’est pour bien autre chose. Si on va au cinéma, ce n’est pas simplement parce que la qualité du son et de l’image est meilleure qu’en streaming : certes une salle de ciné remplie est pénible, mais une salle vide rend un film moins prenant. La personne âgée qui attend le facteur n’est pas pressée de lire son courrier : elle veut juste être en contact avec un être humain. La présence d’autres êtres humains dans ces activités est essentielle.

C’est pourquoi tous ces métiers en contact avec d’autres personnes sont avant tout des métiers pourvoyeurs de lien.

Sourire et regarder l’autre

Ce lien ne passe pas par une nouvelle méthode de communication ni par un protocole en x points. Elle ne demande ni formation, ni entraînement, ni coaching… Elle ne nécessite aucun budget et aucune réunion pour être mise en place. Elle peut être appliquée par chacun.

Il suffit de débuter tout échange par un sourire et un regard. Et pour être plus précis, c’est la recherche du regard de l’autre qui entraîne le sourire. Vous éviterez ainsi le sourire contraint. Le sourire et le regard sont deux composants de notre humanité.

On pourrait dérouler une liste de réflexions sur ce qui se joue dans chacun d’eux, faire appel à des philosophes utilisant des concepts plus complexes les uns que les autres, à des anthropologues ayant étudié le rôle du sourire dans les sociétés primitives, à des neuroscientifiques spécialistes des neurones miroirs ou à des éthologues calés sur la fonction du regard chez les animaux sauvages, mais il me semble que chacun sait la valeur, pour avoir en avoir fait l’expérience intime, d’un regard et d’un sourire chaleureux. Ils ouvrent un espace de bienveillance où chacun peut baisser les armes. Ce sont les préalables d’une expérience humaine, ce qu’on n’a pas tellement l’occasion d’expérimenter au quotidien.

Aussi, d’un point de vue très pratique, cherchez à intercepter l’autre par le regard, à vous y arrêter un très bref instant avant d’échanger un sourire, même esquissé. C’est une offrande à l’autre, un acte gratuit (et subversif) immiscé au cœur d’une logique marchande et productiviste.

L’entreprise ce microcosme

Ceci dit, tout métier n’offre pas de lien direct avec les clients ni à plein temps. En revanche, il y a des personnes avec qui nous sommes quotidiennement en relation : nos collègues. Aussi, la question de la bonne qualité de nos relations avec eux est primordiale.

L’entreprise est un microcosme, et plus celui-ci se porte bien, mieux les employés se portent bien individuellement, ce qui est un facteur de soutenabilité de l’entreprise. Si une entreprise crée du lien social, on peut dire que les premiers bénéficiaires doivent en être ses travailleurs : les employés d’abord !

Certaines entreprises passent du temps à vouloir souder leurs équipes à travers des activités communes, des stages de team-building hors-normes censés leur faire sentir une appartenance à un groupe commun. Cette approche sans doute des vertus, mais elle est coûteuse en temps et en argent. On s’attend à ce que des événements extraordinaires changent les rapports du quotidien trop ordinaire.

Pourtant, l’approche inverse me semble plus intéressante : plutôt qu’attendre que des événements extraordinaires fondent une équipe, c’est le quotidien très ordinaire qui peut créer des relations de qualité. Il ne faut pas attendre que les gens s’apprécient pour qu’ils soient bienveillants entre eux : c’est de la bienveillance que naît la sympathie. Or, cette bienveillance ne se décrète pas dans les âmes et les sentiments. En revanche, elle se décrète dans les actes.

Être bienveillant en actes en se posant une seule question

Vous connaissez certainement idée selon laquelle sourire volontairement rend heureux : poser un acte conforme à un certain état d’esprit fait advenir cet état d’esprit. On a tendance à croire que l’émotion motive notre action : j’ai de la sympathie pour quelqu’un, donc je lui fais du bien. Si je n’en ai pas, je ne peux pas lui faire du bien.

Pourtant, comme le rappelle Yves Alexandre Thalmann dans Tout ce qu’il faut savoir pour bien vivre : les 4 essentielles, l’émotion n’est pas l’action et le sentiment n’est pas la relation. Il nous est possible de créer une bonne relation indépendamment de nos sentiments initiaux.

Voici donc la question fondamentale qui peut transformer beaucoup les entreprises : comment puis-je faciliter la tâche de mes collègues ? Il ne s’agit pas de se sacrifier pour ses collègues, mais de choisir, quand cela est possible, les options qui facilitent le travail des autres.

En se posant cette question, on pose alors actes concrets qui peuvent être très simple : vous rangez une agrafeuse à la bonne place, vous n’employez pas des abréviations qui pourraient être mal comprises dans une note, vous écrivez sur des cartons ce qu’ils contiennent quand vous les entreposez…

L’intérêt de cette démarche est double : il peut se faire à toutes les échelles sans avoir besoin d’être décrété par un n+1 et il peut avoir des répercussions positives sur vos collègues, même s’ils ne sont pas dans cette démarche dans un premier temps.

En agissant ainsi, sans attendre en retour — encore une fois, il s’agit de petites attentions qui n’empiètent pas sur vos tâches à vous —, vous savez, quelle que soit votre entreprise, que vous faites au quotidien quelque chose d’utile pour un autre être humain. Vous travaillez à faire société au sein de votre société, non pas pour augmenter la productivité, mais simplement parce que vous avez face à vous d’autres êtres humains : ne faites-vous simplement pas votre « métier d’homme » ?

En plus de l’apport global de votre entreprise à la société (dans le meilleur des cas), vous participez à une amélioration locale. Cette petite échelle peut être plus gratifiante dans la mesure où vous en voyez rapidement les effets et qu’ils concernent des gens que vous côtoyez au quotidien.


Ni sourire, ni regarder l’autre, ni se demander comment lui faciliter la tâche ne prétendent être des solutions miraculeuses et résoudre tous les problèmes du monde de l’entreprise. En revanche, ces actes simples à mettre en œuvre permettent de rendre ce monde moins pénible en prenant du recul par rapport à la finalité d’une entreprise.

Et vous, comment réussissez-vous à donner du sens à un travail qui en semble dénué ?

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