L’éducation des 12 sens : un chemin pédagogique

La question des sens est centrale dans la pédagogie Waldorf-Steiner. Elle peut être pour tout parent d’une grande aide dans l’éducation des enfants. Elle oriente vers le type d’activité à faire faire à son enfant en fonction de son âge. Tout enseignant peut donc aussi y trouver un intérêt, quelle que soit la pédagogie qu’il applique.

Publié le 14 avril 2017


5 sens ? Non, 12 !

Rudolf Steiner propose une vision très originale et stimulante puisque :

  1. il prend en considération 12 sens, parce qu’évidemment, c’est plus classe que 5 et c’est tout de suite plus ésotérique, chaque sens pouvant être mis symboliquement en relation avec un signe du zodiaque ;
  2. il lie les sens à 3 types de conscience ;
  3. il considère qu’il y a une progressivité dans le développement de ces sens : à chaque période de vie correspond le développement de certains sens, ce qui est une grande aide pour le pédagogue et les parents.

Reprenons dans l’ordre.

  1. Steiner parle de 12 sens. Cela peut sembler étonnant par rapport à nos 5 sens. Mais en même temps, on parle par exemple spontanément du sens de l’équilibre. Chaque sens est comme un monde en soi. L’ensemble de nos sens produit donc une expérience singulière de notre environnement.

Chaque sens nous fait ressentir comme une partie du monde sans que nous y soyons réduits. Les sens nous permettent de différencier notre individualité profonde de notre environnement et de notre corporéité.

  1. Ces 12 sens sont liés à 3 types de conscience selon Steiner : la conscience de sommeil, la conscience de rêve et la conscience de veille.

La conscience de sommeil est une forme de non-conscience, mais elle diffère du fait d’être mort. On y classe les sens dits corporels qui nous permettent de ressentir notre corps. Ce sont souvent des sensations dont nous n’avons pas conscience, qui sont en arrière-plan permanent.

La conscience de rêve est un entre-deux, entre la veille et le sommeil. Ces sens nous mettent en lien avec les 4 éléments terrestres sans nécessiter un degré de conscience aigu et continu.

La conscience de veille est une conscience aiguë, ce que nous considérons comme la « vraie » conscience, celle qui nous permet de « mettre la lumière » sur des choses.

  1. Certains sens sont à développer dans la petite enfance, d’autres dans l’enfance et d’autres encore plus tard. Pour Steiner, certains sens peuvent être complètement maîtrisés par l’humanité d’aujourd’hui, tandis que d’autres sont encore embryonnaires. Ils ne pourront être développés que dans plusieurs centaines d’années, ce qui n’empêche pas de commencer à les stimuler maintenant.

On considère que nous devons particulièrement développer les sens corporels entre 0 et 7 ans, les sens médians entre 7 et 14 ans. Les sens sociaux commencent à être stimulés à 14 ans.

Pourquoi éduquer les sens ?

Les sens s’éduquent et transforment les perceptions en sensations. Plus on les éduque de manière juste, plus riches seront nos sensations — ce qui signifie aussi qu’on peut les malmener.

Selon Steiner, les sensations suscitent des représentations qui suscitent des jugements qui suscitent des désirs suscitent une volonté. La sensation va donc jusqu’à la volonté par des étapes qui représentent un travail à faire et nécessite du temps. Des sens éduqués devraient donc générer une volonté de qualité et un jugement éclairé.

Autrement, le processus qui va jusqu’à la volonté s’affaiblit intérieurement. Diverses tendances vont justement dans ce sens délétère, comme l’excès de stimuli rapides qui empêchent l’enfant d’être impressionné. C’est ce qui se passe dans les clips vidéo devant lesquels on laisse parfois de très jeunes enfants. Quand il y a trop de sensations, on ne peut rien en faire.

Citons les jeux vidéo transforment l’action en pure réaction : on supprime les étapes entre la sensation et la volonté en ne laissant pas le temps au ressenti.

Autre exemple : une tendance actuelle d’éducation consiste à aller très tôt, et trop tôt donc, dans le jugement. On ne passe que très peu par le ressenti. On fait philosopher les enfants en maternelle avant de les « incarner ». Cette incarnation commence dans la petite enfance avec les sens corporels.

Les sens corporels : comment s’incarner

Ces sens sont à développer en priorité de la naissance à 7 ans. Ils nous font sentir notre corps de l’intérieur, mais nous en avons rarement conscience. Ils fonctionnent la plupart du temps automatiquement. Avec le toucher on est tenu dans son corps ; avec le sens de la vie, on se sent bien ou mal dans son corps ; avec le sens du mouvement, on explore le monde ; avec l’équilibre, on se situe dans le monde. Ces sens permettent d’être physiquement présents.

1) Le sens du toucher

Ce sens lié à la peau sert de limite. C’est une frontière quasi infranchissable. Il m’indique que ce que je rencontre n’est plus moi. Sa fonction première est de revenir à notre corps. Le sens du toucher provoque une expérience de déformation : ma forme est modifiée par l’empreinte du monde extérieur.

Pour le développer, on met l’enfant en contact avec différents matériaux dans la vie courante. On évite autant que possible les jouets en plastique qui offrent une sensation assez pauvre. On peut toucher pour tout le corps de l’enfant avec des massages ou dans des jeux, et pas stimuler seulement les mains et le bout des doigts. On pourra aussi faire la cuisine avec les enfants, faire la vaisselle…

2) Le sens de la vie

Le sens de la vie nous indique quand notre organisation interne n’est plus en harmonie. C’est un sens activé quand on sent de manière diffuse que « ça ne va pas », qu’on est patraque. Je ressens l’empreinte de ma vie organique, là où elle devrait être silencieuse quand tout va bien.

C’est un sens qui s’éduque grâce aux adultes. Quand on remarque qu’un enfant est tout rouge ou blême, ou a l’air mal, on le lui fait remarquer pour qu’il puisse mettre des mots sur ses sensations.

3) Le sens du mouvement

On ne sent que son propre mouvement. On peut sentir le mouvement d’autrui par la vue, mais pas par le sens du mouvement. Ce sens assure la continuité de nos actions quotidiennes. Je ressens dans mon corps l’empreinte, non plus du monde environnant ni de mon monde organique, mais de mon activité propre.

On distingue 3 types de mouvements :

  • le mouvement utilitaire conscient : l’intention précède le mouvement dans la conscience ;
  • le mouvement artistique préconscient : on découvre l’intention dans le mouvement ;
  • le mouvement de la destinée qui est un ressenti existentiel : l’intention n’est lisible que bien longtemps après les mouvements.

De 0 à 7 ans, on se concentre sur le mouvement utilitaire : il s’agit de « maîtriser » son corps. À partir de 7 ans, on s’initie au mouvement artistique.

Aujourd’hui, le sens du mouvement est attaqué et réduit avec le virtuel. Les mouvements des enfants à partir de 7 ans sont trop utilitaires et pas assez artistiques.

Pour le développement, il faut offrir aux enfants la possibilité de s’activer librement afin de stimuler leur mouvement intérieur. C’est pourquoi le jeu libre joue un rôle important dans la pédagogie Waldorf-Steiner. Les moments où les enfants de moins de 7 ans ne bougent pas doivent être l’exception dans la journée, sommeil exclu, évidemment !

Les histoires qu’on raconte mettent aussi en mouvement de l’intérieur. Pour les plus grands, on racontera des histoires qui donnent envie de « se bouger ».

4) Le sens de l’équilibre

Il nous renseigne sur le stable et l’instable. C’est un sens à conquérir fortement. Il permet la verticalité qui est un appel à la conscience, ce qui nous distingue du monde en animal – différence de nature ou de quantité, c’est un autre débat !

L’extérieur nous tient en équilibre dans les appuis. En nous mettant au diapason des trois dimensions de l’espace, nous percevons notre calme intérieur.

Pour développer l’équilibre chez les enfants, on propose des jeux de construction, des parcours, la marelle, etc.

La question des jeux vidéo

Les jeux vidéo sont problématiques pour l’enfant avant 7 ans, car ils ne stimulent pas les sens essentiels à cet âge :

– le sens du toucher est mis en sourdine, mis à part l’extrême périphérie des doigts. La conscience des limites de la corporéité s’atténue.

– le sens de la vie n’est pas stimulé : on est lié à la vie du personnage, à ses morts virtuelles, à des accidents virtuels, mais rien dans sa vie propre.

– le sens du mouvement est souvent privé d’intention puisque beaucoup de ces gens développent les réflexes, c’est-à-dire qu’on s’active sans mettre une volonté propre.

– le sens de l’équilibre est totalement virtualisé et modélisé par l’informatique. Il y a un décalage avec notre propre verticalité. Il s’agit d’un équilibre « collectif », standardisé et non individuel.

Après avoir apprivoisé son corps, il s’agit d’apprivoiser son environnement avec les sens médians.

Les sens médians : à la rencontre de notre environnement terrestre

Les sens médians nous font sentir le monde à travers les odeurs, le goût, les couleurs, et la chaleur. Ils sont liés aux 4 éléments : air/gazeux, eau/liquide, terre/solide et feu/chaleur. On s’observe comme extérieur à soi-même dans ces sens puisqu’ils nous indiquent qu’une partie du monde extérieur entre en nous. On va les éduquer de manière plus intense entre 7 et 14 ans.

1) Le sens de l’odorat

L’odorat est lié à l’air, à l’élément gazeux. Il est lié à l’inspiration. L’odeur « vient » nous chercher souvent. L’odorat prévient d’une odeur nouvelle, puis disparaît. Il indique le changement.

C’est un sens très instinctif, lié aux émotions. Il y a peu de recul par rapport aux odeurs, d’où la difficulté à les nommer. L’odeur renvoie directement à la chose, mais ne se laisse pas comprendre, concevoir.

Pour l’éduquer, on peut faire des tests en aveugle d’odeurs avec des épices, des huiles essentielles, etc. en évitant les odeurs synthétiques. On commence avec peu d’odeurs, et on augmente petit à petit.

2) Le sens du goût

Ce que nous appelons goût est en réalité lié aux 3/4 à l’odorat. Le goût est paradoxalement assez insipide. Il y a 4 saveurs : le sucré, le salé, l’acide et l’amer.

Le goût n’est plus lié au gazeux, mais au liquide : on a besoin de salive pour dissoudre la chose et la goûter. La salivation est un acte plus volontaire que l’odorat. Elle permet d’aller à la rencontre de l’aliment pour le faire sien. La matière pénètre plus profondément en nous qu’avec l’odorat.

Pour le développer, en même temps que l’odorat, on veillera à proposer souvent des plats composés de peu d’aliments, peu sophistiqués, de manière à développer ses sensations.

3) Le sens de la vue

La vue a besoin d’un support solide, c’est-à-dire terrestre. La vue permet de percevoir des indices concernant l’intérieur des choses, sans les pénétrer réellement.

Le sens de la vue peut être appelé le sens des couleurs. C’est par la confrontation des couleurs qu’émergent les formes et les lignes.

C’est pourquoi la pédagogie Steiner incite les enfants, quand ils dessinent ou peignent, à ne pas tracer de lignes : c’est la rencontre des couleurs qui fait naître la ligne.

La vue est malheureusement trop mobilisée aujourd’hui, et trop tôt. Il vaut mieux éviter les téléphones portables pour les enfants, ou alors leur donner des très simples.

On pourra être sensible aux différentes nuances des couleurs dans la nature pour affiner ce sens. On peut s’amuser à classer les objets selon leurs couleurs, que ce soit des feuilles d’automne ou le linge mouillé à étendre !

4) Le sens de la chaleur

Le sens de la chaleur est lié à l’élément feu. La sensation de chaud ou de froid est une sensation relative. Ce sens ne dit pas s’il fait chaud ou s’il fait froid, mais si je me réchauffe ou je me refroidis.

La plage de température où on se sent bien est relativement limitée. La chaleur est une sensation liée au bien-être. Elle nous indique une adéquation entre notre température intérieure et la température extérieure. Ce n’est pas pour rien qu’on qualifie quelqu’un de sympathique de chaleureux.

C’est aussi le juste degré de chaleur qui nous permet de nous adonner efficacement à l’activité de la pensée.

Pour développer ce sens, on n’hésitera pas à faire expérimenter différents changements de température à l’enfant : sortir en récréation même s’il fait froid, passer de l’ombre au soleil…

Une fois l’environnement terrestre exploré, nous pouvons aller à la rencontre des autres avec les sens sociaux.

Les sens sociaux : rencontrer les autres en profondeur

Ces sens ne sont plus liés à notre corps et à notre environnement physique, mais à l’activité qui nous entourent. Pour Steiner, ces sens ne peuvent pas encore être complètement développés, ce qui n’empêche pas de les travailler. Ce sont les sens du futur.

Les sens sociaux nécessitent quelqu’un en face de soi, contrairement aux sens corporels. Sans un être humain en face, les organes se ferment et on ne voit plus l’être humain, comme dans les violences filmées qui n’émeuvent plus.

1) Le sens de l’ouïe

L’ouïe fait la transition avec les sens précédents. Elle nous renseigne sur l’intérieur des choses par le son qu’elles produisent, contrairement à la vue qui se posait en surface.

Pour éduquer l’ouïe, l’idéal est de mettre les enfants au contact de musiques harmonieuses, de bruits qui ne les agressent pas et qui sont réels plutôt que virtuels. On peut leur faire prendre conscience des bruits qui les entourent, en ville comme à la campagne. On peut essayer de deviner la nature de différents matériaux en fonction du bruit qu’ils produisent.

2) Le sens du langage

Ce sens permet de savoir qu’on a affaire à du langage. Il permet de saisir l’état d’âme contenu dans le message, indépendamment du message lui-même. Ainsi, c’est par cette ébauche de sens que l’enfant comprendrait l’état d’âme des gens qui lui parlent même sans savoir parler.

3) Le sens de la pensée d’autrui

Ce sens permet de se lier à la pensée individuelle d’autrui. On prend en considération profonde ce que l’autre a élaboré de plus personnel. C’est une façon de voir l’harmonie dans la pensée de quelqu’un, se mettre à sa place du point de vue de ses pensées, même sans être d’accord.

C’est peut-être ce qui se joue et de développe dans la première partie de toute dissertation, celle qui demande de comprendre la pensée de l’autre, d’y trouver une cohérence et de voir en quoi on peut être d’accord.

4) Le sens du Je d’autrui

Ce sens nous ferait sentir qu’on a en face de nous un autre humain. Notre individualité se rencontre dans un objet de même nature qu’elle. On ne rencontre ainsi son individualité qu’au contact avec les autres. Peut-être faut-il y voir notre capacité d’empathie.

Comment éduquer les sens sociaux ?

Mise à part l’ouïe, éduquer ces sens peut sembler compliqué. C’est là que Steiner offre une solution intéressante : pour lui il y a une correspondance avec les sens inférieurs. Le 1er sera en lien avec le 12e, le 2e avec le 11e, le 3e avec le 10, etc. La maîtrise des 4 premiers sens servira de base pour le développement des 4 derniers — et il y a aussi une correspondance interne des sens médians, wôw !

Autrement dit, la bonne éducation des sens corporels dans la petite enfance permet de développer les sens sociaux. Développer sainement les sens n’est pas qu’une entreprise individuelle, c’est un enjeu collectif.

– Le sens de l’équilibre bien acquis permet de se repérer dans les 3 dimensions qui se retrouvent dans l’ouïe : le devant-derrière devient la mélodie, le haut-bas devient l’harmonie et le droite-gauche devient le rythme.

– Le sens du mouvement bien acquis permet de mettre en mouvement sa parole et d’être attentif au langage. Le dialogue est un mouvement entre deux individus.

– Le sens de la vie bien acquis développe le ressenti de l’harmonie et permet de percevoir la cohérence et l’harmonie derrière la pensée d’autrui et donc de préférer la discussion au débat stérile.

– Le sens du toucher bien acquis permet d’aller vers autrui avec tact, d’être touché inconditionnellement par la présence de l’autre.

![enfant qui pétrit de la pâte à pain](https://i2.wp.com/fabricenowak.fr/wp-content/uploads/2017/04/pétrir-du-pain.jpg?resize=300%2C300 =300x300)

Et si pétrir rendait plus empathique une fois adulte ?


Se concentrer sur l’éducation des sens peut être un pilier de la pédagogie et de l’éducation. L’intérêt de cette vision est savoir quoi stimuler à quelle période de vie. On comprend mieux aussi, dans les écoles Waldorf-Steiner, la méfiance d’une stimulation intellectuelle précoce des jeunes enfants. Le temps du jugement n’est pas encore venu !

L’éducation des sens est aussi une réponse à un phénomène grandissant : les enfants à haut potentiel. Ces enfants ont souvent des capacités d’abstraction et de jugement précoces doublées d’une hypersensibilité. Se concentrer sur les sens offre un meilleur ancrage corporel. Leur capacité d’abstraction est alors contrebalancée par une incarnation solide. En apprenant à leur offrir un environnement sensoriel adéquat et en éduquant avec justesse les sens, on peut prévenir, voire réguler, une hypersensibilité handicapante.

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